Vers un été décisif

Kyiv a repoussé des offensives dans l’est et entrevoit une victoire d’ici la fin de l’année, tandis que des experts prédisent un « créneau réduit pour appuyer une contre-offensive dans les territoires occupés ». À Moscou, Vladimir Poutine a qualifié d’« erreur » la candidature de la Finlande à l’OTAN.

Le réaliste et l’ambassadeur

L’un estime que l’Ukraine doit tenir compte de la domination régionale russe et éviter de trop se rapprocher de l’Occident. L’autre pense que Vladimir Poutine ne représente pas les désirs des Russes et que l’Ukraine devrait être complètement libre de choisir son avenir. Deux politologues réputés et controversés se sont affrontés dans un débat, jeudi soir à Toronto.

Deux visions

Depuis le début de la guerre en Ukraine, John Mearsheimer est le porte-voix des politologues « réalistes » qui pensent que l’Occident n’aurait jamais dû faire miroiter à l’Ukraine une entrée dans l’Union européenne et dans l’OTAN. « Quand vous êtes un pays comme l’Ukraine qui vit à côté d’une grande puissance comme la Russie, il faut faire attention à ce que les Russes pensent », expliquait le politologue de l’Université de Chicago au débat Munk de jeudi soir. « Si vous prenez un bâton et agacez l’ours russe, il va répliquer. C’est une tragédie pour l’Ukraine. » Pour lui, cela signifie que l’Ukraine doit être un pays neutre qui n’est pas trop proche de l’Occident. Michael McFaul, de son côté, défend bec et ongles le droit de l’Ukraine à choisir son camp et estime que l’Occident doit armer le pays pour vaincre la Russie et idéalement favoriser un changement de régime. « J’ai reçu un message récemment d’Alexeï Navalny [célèbre opposant russe emprisonné], et il n’a pas du tout la même définition des intérêts nationaux russes que Vladimir Poutine », a dit M. McFaul jeudi soir.

L’ex-ambassadeur

Michael McFaul est politologue à l’Université Stanford. De 2012 à 2014, il a été l’ambassadeur des États-Unis à Moscou. Deux années pendant lesquelles il était soupçonné par les Russes d’être un agent de la CIA, ce qui l’a mené à conclure que Vladimir Poutine était néfaste pour la Russie. Au début de l’invasion, il a reproché à un journaliste de la BBC d’avoir interviewé en ondes un député du parti de M. Poutine. « C’est comme si la BBC avait interviewé un député nazi juste après l’invasion allemande de la Pologne en 1939 », a tonné M. McFaul. Il s’oppose au réalisme de M. Mearsheimer au nom de la « morale ». « Ne voulons-nous pas un monde où la moralité prime la force brute ? », demandait-il jeudi. Il n’est toutefois pas favorable à l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine garantie par l’OTAN.

Le réaliste

John Mearsheimer fait la comparaison suivante au sujet de l’Ukraine : si le Canada décidait de conclure une alliance militaire avec la Chine et d’accueillir des soldats chinois sur son territoire, les États-Unis pourraient répliquer. Son approche « réaliste » a été assimiliée à de la « masculinité toxique » par la journaliste indépendante américaine Melissa Chan, parce qu’elle cautionne les prétentions territoriales de dirigeants comme Vladimir Poutine. M. Mearsheimer a le don des arguments déstabilisants. À la fin du débat de jeudi, il a déclaré que la manière dont John F. Kennedy avait réglé la crise des missiles de Cuba en 1962 était identique à la solution d’une Ukraine neutre : en échange du retrait des missiles russes de Cuba, Kennedy avait promis à Nikita Khrouchtchev de retirer des missiles américains de la Turquie, mais avait demandé le silence sur ce compromis pour ne pas donner l’impression que les États-Unis reculaient. « Suivez Kennedy, pas Biden », a conclu M. Mearsheimer, soulevant l’émoi des spectateurs.

L’autre ambassadeur

Lors du débat de jeudi, un autre ambassadeur des États-Unis, William Burns, qui était en poste entre 2005 et 2008 à Moscou, a aussi joué un rôle. M. Mearsheimer a rappelé à plusieurs reprises que M. Burns avait déclaré que l’expansion de l’OTAN en Ukraine était une « ligne rouge » pour les Russes. Et pourtant, au sommet de l’OTAN à Budapest en 2008, l’Ukraine et la Géorgie ont été invitées à faire partie de l’alliance. « On sait depuis longtemps que c’est inacceptable pour les Russes, alors pourquoi l’OTAN a-t-elle réitéré l’engagement de 2008 lors d’un sommet en 2021 ? », demande M. Mearsheimer. M. McFaul rétorque que justement, l’Ukraine ne fait toujours pas partie de l’OTAN, donc la Russie ne devrait pas s’en inquiéter. Et de toute façon, selon M. McFaul, la crainte que l’Ukraine fasse partie de l’OTAN est une lubie de M. Poutine. « Je ne pense pas qu’on devrait considérer que Poutine seul sait quels sont les intérêts nationaux de la Russie. Il a aussi dit qu’il voulait libérer le Donbass des nazis. Doit-on penser qu’il s’agit aussi d’un intérêt national russe ? »

Le poids de l’histoire

Le débat de jeudi incluait aussi un ancien ministre de la Défense et des Affaires étrangères de Pologne, Radosław Sikorski. Quand M. Mearsheimer a avancé que l’OTAN n’aurait peut-être pas dû non plus inclure des pays d’Europe de l’Est, parce que de toute façon la Russie n’avait pas la capacité d’envahir ces pays, M. Sikorski a rétorqué qu’historiquement, la Russie avait souvent envahi la Pologne. « Vous pouvez peut-être comprendre, alors, que les Russes ont encore peur d’être envahis depuis l’Europe », a répondu M. Mearsheimer.

Quand l’Ukraine était nucléaire

John Mearsheimer est l’un des rares experts à avoir estimé que l’Ukraine commettait une erreur en 1994 en se départant de ses armes nucléaires en contrepartie d’une garantie de sécurité de la Russie, des États-Unis et du Royaume-Uni. Jeudi soir, il a rappelé que si l’Ukraine avait toujours des armes nucléaires, l’invasion russe n’aurait peut-être pas eu lieu.

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